La maladie d’Alzheimer touche en France plus d’un million de personnes, sans compter leurs deux millions de proches aidants (1), sans compter également tous les autres aidants professionnels ou bénévoles qui les assistent et les accompagnent dans leur quotidien. Ce sont donc des millions de personnes qui sont concernées de plus ou moins près par cette expérience étrange et douloureuse à bien des égards, et plus encore si l’on tient compte du fait que la maladie d’Alzheimer serait sous-diagnostiquée à hauteur de 63% dans nos sociétés (2).
Maladie d’Alzheimer et maladies apparentées
Vous aurez peut-être remarqué que bien souvent lorsqu’on parle de la maladie d’Alzheimer, il est précisé “et maladies apparentées ». Cet ajout peut s’expliquer par le fait qu’aujourd’hui le diagnostic a une valeur prédictive limitée, évaluée à environ 65% ou 70% d’efficacité (3). Autrement dit, le diagnostic d’Alzheimer est rarement posé avec certitude mais plutôt en termes de forte probabilité.
On associe aussi souvent la maladie d’Alzheimer à une forme de démence sénile, mais la démence n’est en fait que le dernier stade de la maladie. C’est donc la maladie d’Alzheimer qui va générer cet état démentiel suite à des lésions dans le cerveau qui seront apparues de nombreuses années auparavant. Car Alzheimer est une maladie évolutive sur une très longue période qui peut aller jusqu’à 30 ans et dont les premiers stades passent la plupart du temps inaperçus, d’où le fait d’ailleurs que le diagnostic arrive généralement très tardivement. De nombreux travaux s’intéressent alors à l’établissement d’un diagnostic précoce afin de pouvoir mettre l’accent sur des actions préventives.
Cela peut paraître incongru de parler de prévention alors même qu’il n’existe pas de traitement curatif, et pourtant – selon une étude de Levingston et ses collaborateurs publiée en 2020 – il semblerait que la maladie d’Alzheimer et les maladies apparentées pourraient être évitées ou significativement retardées dans 4 cas sur 10 en agissant sur des facteurs de risque et de protection de troubles cognitifs (4).
Il existe donc plusieurs définitions selon les stades de la maladie qui évolue d’un état présymptomatique, où on parle de sujet sain avec lésion mais sans symptômes apparents, à des stades de démence légère à sévère. Avant le stade de la démence, il y a tout le stade dit prodromal où la personne peut ressentir des premiers symptômes mais sans que cela impacte significativement ses activités quotidiennes. On parle au départ d’un état de plaintes isolées ou de plaintes cognitives subjectives. Puis la maladie évolue vers un état de troubles cognitifs légers. A ce stade on n’observe pas encore de conséquences fonctionnelles dans les activités instrumentales de la vie quotidienne, autrement dit tout ce qui concerne l’utilisation d’un téléphone, les moyens de transport, la manipulation de l’argent et des papiers ou encore la responsabilité à l’égard de son traitement (5). Un tel impact caractérisera, en revanche, l’entrée dans le stade démentiel avec des troubles cognitifs majeurs.
La maladie d’Alzheimer dans l’inconscient collectif
Mais Alzheimer n’est pas seulement une maladie, ni même une expérience individuelle ou familiale. Alzheimer est devenu ces dernières années un objet social à part entière, cristallisant dans l’imaginaire collectif l’un des pires maux de la vieillesse : oublier. Oublier le chemin parcouru ou en garder des bribes insensées. Oublier qui on a été, avec qui on a été. Oublier tout ce qu’on avait appris, tout en pouvant se rappeler – comble de l’ironie – que l’on a oublié. “Je sais qu’avant je savais” (6).
Derrière l’altération de nos mémoires, il y a cet effroi de l’oubli et ce non-sens qui donnent à la maladie d’Alzheimer la puissance symbolique qui la caractérise. Perdre sa place et son rôle sans vraiment quitter la scène. Connaître la perte de l’autre sans jamais qu’il ne disparaisse.
Etre et ne pas être : telle n’est plus seulement la question avec Alzheimer ! On peut en effet ne plus être celui que l’on a été, du moins pas complètement, et être encore.
Le deuil blanc - Ne plus être et être encore
Ce changement d’état de l’être provoque assurément de la souffrance, pour celui qui le vit en conscience notamment au début de la maladie, mais aussi et peut-être surtout pour l’entourage. Pour lui, c’est le deuil blanc. C‘est perdre de son vivant l’être aimé avec ce qui faisait sa personnalité, ses forces et ses qualités qui n’en étaient peut-être pas toujours mais qui faisaient qu’on y était attaché.
L’être aimé change, la maladie le transforme à jamais, ce qui remet inévitablement en question notre relation avec lui. Accepter de voir son proche non plus comme ce qu’il était avant la maladie mais comme ce qu’il est maintenant, c’est accepter de l’avoir perdu. On comprend que cela soit difficile et qu’il faille du temps pour intégrer cette réalité. Et pourtant, bien des problèmes relationnels avec la personne malade peuvent venir du fait que l’on continue à vouloir la voir comme elle était avant. Sous l’angle de la comparaison, ce qu’elle dit et ce qu’elle fait apparaissent comme des manquements qui peuvent induire de la part de l’entourage reproches et critiques. La ramener à ce qu’elle était avant est aussi une façon de refuser de la perdre à jamais.
Alors cette nouvelle vie, elle fait mal à l’entourage et c’est tout à fait normal. On peut ressentir non seulement de la douleur, mais aussi de la gêne, voire de la honte, parce que la maladie de l’autre a aussi des conséquences sociales pour soi, lorsqu’en public on doit faire face à l’image dévalorisante que renvoie notre proche parce qu’il répète la même histoire, parce qu’il ne sait plus se tenir. Beaucoup de sentiments contradictoires, de culpabilité aussi !
Cela peut paraître égoïste de se focaliser sur soi, mais en tant que proche du malade, on fait partie intégrante de l’histoire. On y est donc avec nos propres angoisses, nos propres problématiques qui vont résonner de manière particulière avec la maladie de son proche.
Dans le paradoxe Alzheimer consistant à ne plus être tout à fait, mais à être encore, il importe de garder à l’esprit ce deuxième point, à savoir, être encore !
Certes, celui ou celle que l’on aime a bien changé. Comment ne pas admettre sa dégradation. Mais il est vivant, ressent des émotions, manifeste des envies, des préférences. Il peut résister aussi, s’opposer, refuser sans pour autant que cela soit la conséquence de sa maladie. Il n’est plus tout à fait le même, mais il est encore. Ce parent ou ce compagnon qu’en tant que proche on connaît en partie mieux que lui désormais, on va devoir le quitter un peu pour mieux investir celui qu’il est devenu. Cela n’est pas évident, c’est un processus qui peut être plus ou moins long selon les individus. Certains n’y parviennent pas du vivant de leur proche.
Pour les aidants professionnels, les comportements et les ressentis sont moins enchevêtrés dans la profondeur des sentiments et la complexité des histoires familiales. Néanmoins, accompagner dignement passe aussi par un changement de regard sur la maladie.
Changer de regard sur la maladie
Pour une personne extérieure à l’entourage, il peut être plus facile d’approcher la personne comme elle est maintenant, de regarder ses forces plutôt que ses faiblesses. Cela est plus facile mais pas forcément automatique. Cela demande de la part des aidants professionnels une disposition particulière en termes de personnalité, de manière d’être, une certaine souplesse d’esprit. Cela demande aussi certains bagages culturels et conceptuels. Il est important en effet que les aidants professionnels soient sensibilisés à ce qu’on pourrait appeler une culture de l’autonomie. Car aider ne signifie pas faire à la place de la personne que l’on accompagne.
“Je ne suis pas là pour faire à la place de. Moi mon travail c’est aidante, je suis là pour aider à faire, je suis là pour un maintien de l’autonomie” (Lucie, auxiliaire de vie chez France Présence)
Cette culture de l’autonomie, elle passe forcément par un changement de regard sur la maladie d’Alzheimer. Lorsqu’on regarde la personne à travers les termes de “démence”, “troubles”, “fugue”, “déambulation”, “agitation pathologique”, ces mots influencent notre regard et ce regard va impacter nos conduites à son égard.
Tous les comportements de la personne sont alors analysés à travers ces mots qui ferment la voie à toute autre interprétation. En décrivant autrement un comportement, on peut l’expliquer différemment et trouver d’autres moyens d’y faire face. Mais pour cela, encore faut-il connaître suffisamment la personne que l’on a en face de soi.
Comme l’exprime si bien Nicole Poirier, fondatrice de la Maison Carpe Diem au Québec, “mon regard redirige son regard – plus je la vois comme une personne entière, plus elle va me faire confiance et moins elle va se dévaloriser” (7).
Pour aider au changement de regard, les approches centrées sur la personne, ses compétences, ses appétences sont utiles aux professionnels. C’est le cas des approches Montessori, Humanitude ou la Validation qui ouvrent la voie à de nouvelles pratiques d’aidance pour des personnes âgées présentant des troubles cognitifs et de la communication.
Pour dire vrai, les valeurs qu’elles proposent ne sont pas toujours nouvelles puisqu’on y retrouve les postures de base de la relation d’aide, comme le fait de ne pas faire à la place de la personne aidée. Néanmoins, ce sont des approches qui vont plus loin. En s’inscrivant en porte-à-faux avec une forme de discrimination qui existe à l’égard des personnes avec la maladie d’Alzheimer, ces approches proposent de structurer les pratiques professionnelles autour de valeurs compréhensives et positives.
Ainsi, selon l’approche Montessori, il n’y a pas lieu de disqualifier a priori une personne parce qu’elle a été diagnostiquée Alzheimer. D’ailleurs, elle n’est pas Alzheimer. Elle a cette maladie, mais elle ne se réduit pas à cette maladie. La méthode Montessori invite alors à aller au-delà des maux, à regarder la personne comme un autre que soi, certes différent, certes fragilisé, mais une personne qui ressent des émotions et des sensations qui ne sont pas forcément que négatives. La maladie est source d’angoisses pour les personnes, mais cela ne les empêche pas de ressentir du bien-être si tant est qu’elles soient en confiance et qu’on ait créé les conditions de cette confiance.
Se mettre au niveau de la personne, rentrer dans son univers, cela commence par le fait d’apprendre à la connaître. Pour Lucie, auxiliaire de vie chez France Présence, c’est la base de tout. Ses premiers moments avec la personne qu’elle accompagne à son domicile, c’est beaucoup de discussions. Elle pose des questions, observe, essaie de voir ce que la personne aime faire, ce qu’elle n’aime pas, ce qu’elle a aimé, ce qui a pu se passer dans sa vie, les sujets sensibles aussi qui soulèvent chez elle des émotions négatives. Bref, qui est-elle et quels sont ses potentiels et ses capacités sont le point d’orgue de ses premières interventions. “Pour pouvoir créer quelque chose, pour pouvoir partager et avancer avec eux, faut vraiment créer un lien. Faut qu’ils aient confiance parce que tout est une question de confiance”.
Adapter les environnements de vie
Accompagner dignement et humblement, c’est à la fois accepter que la personne ne puisse plus faire certaines choses mais qu’elle puisse rester quand même indépendante et autonome sur d’autres aspects, y compris dans ses choix de vie. Or cette question du choix pour une personne présentant la maladie d’Alzheimer, c’est justement ce qui fait problème. A quoi servirait-il de solliciter notre jugement et notre volonté si notre raisonnement est altéré ?
A l’inverse, on pourrait retourner la question en se demandant si le fait que la maladie altère notre capacité à réaliser des choix éclairés, cela induit forcément que nous ne puissions plus exprimer nos préférences et nos goûts ? En effet, ce n’est pas parce qu’une personne ne peut plus réaliser certains choix, qu’elle perd forcément toute possibilité de choisir. Autrement dit, ce n’est pas parce que la maladie réduit ses capacités d’autonomie qu’elle ne peut plus rien décider la concernant.
“Nous avons accompagné un monsieur chez lui qui avait tendance à jeter une grande quantité de nourriture. Les plats et la liste des courses étaient établis par sa fille selon ce qui lui semblait le mieux pour son père. Alertés par la situation, et après discussion, on a changé le fonctionnement en laissant le monsieur choisir lui-même ce qu’il voulait manger à partir d’une liste plus variée. On lui présentait des images d’aliments et c’est lui qui décidait. Du coup, il mangeait plus, jetait moins et pouvait varier davantage ses repas” (Thibaut Michelland, chargé de missions chez France Présence).
On voit donc qu’en s’adaptant aux possibilités et aux aptitudes de la personne, il est possible pour elle de conserver un espace de libre choix et d’autonomie. Si le contexte ou l’environnement dans lequel vit la personne n’est pas approprié à elle, ses réactions et ses comportements seront eux aussi inadaptés.
Bien souvent on croit aider la personne et la protéger en faisant tout pour elle, mais au contraire cela peut aggraver ses troubles. Il a été observé, notamment en établissement type EHPAD, que les interventions visant à redonner un sentiment de contrôle étaient bénéfiques pour les personnes âgées. Cela avait un impact positif sur leur sentiment de bien-être, ainsi que sur leur niveau de vigilance et d’activité. Autrement dit, cela induisait un cercle vertueux en termes de qualité de vie et de préservation des capacités.
Ce qui est vrai pour des personnes âgées lambda l’est aussi pour tout un chacun, y compris pour les personnes présentant des troubles cognitifs liés à la maladie d’Alzheimer. La maladie est certes présente, peut-être sans contrôle, mais la personne n’est pas sa maladie. Elle est toujours une personne qui a besoin de nourrir des sentiments positifs vis-à-vis d’elle même pour être bien.
Si on la renvoie constamment à ses failles et ses incompétences, si on ne lui permet pas de conserver un sentiment de maîtrise par rapport à son environnement, comment peut-elle se sentir bien ?
Il est essentiel de préserver un espace de liberté pour que la personne puisse continuer à prendre certaines décisions concernant les aspects de sa vie quotidienne. Tout est une question d’adéquation entre ses aptitudes et le contexte de choix proposé. Si on adapte la situation à ses aptitudes, la personne peut encore marquer ses préférences.
De même, il est tout autant essentiel de créer un espace propre à la personne où elle va trouver du sens dans ce qu’elle fait ou ce qu’elle voit, où elle va trouver des repères et des évocations familières. C’est important à la fois pour tirer les ficelles du souvenir, mais aussi simplement pour éprouver du bien être. Car c’est aussi cela l’intérêt “d’être encore” et c’est aussi cela qui est précieux aux yeux des proches.
“Moi, ce que je veux, c’est lui apporter quelque part encore – pas du bonheur mais voilà quoi – qu’il ait encore quelque chose qui le ramène entre guillemets à la vie ! Il le mérite. Parce que là, pour moi avec Alzheimer, plus ça va aller et pire ce sera. Il part dans un trou, dans un trou noir où il n’y aura plus rien en conscience”.
(Enfant, proche aidant de son père atteint par la maladie d’Alzheimer)
Véronique Cayado
membre de la société française de gériatrie et gérontologie et
ingénieure de recherche à l’Institut Oui Care